L'insurrection calabraise de 1806 -1807

 

Épisode parmi les plus étudiés de l’histoire contemporaine en raison de la fascination qu’il exerce, le premier Empire se caractérise par un curieux paradoxe. Les aspects militaires de l’épopée impériale ont fait l’objet de très nombreuses publications. Cependant, la majeure partie des travaux qui traitent des guerres napoléoniennes s’intéresse avant tout aux opérations menées par l’Empereur en personne. À côté de ces conflits de grande envergure mettant aux prises les armées professionnelles des principaux États européens, les nombreuses « petites guerres » qui jalonnent la période consulaire et impériale souffrent encore d’un évident manque d’intérêt de la part des chercheurs et du grand public. La locution « petite guerre » est née au XVIe siècle et désignait alors une forme larvée de combat ponctuée d’engagements limités menés par de petits groupes qui cherchaient à harceler l’ennemi. Le mot « guérilla », emprunté à l’espagnol guerrilla n’apparaît dans la langue française que vers 1812, lors des campagnes d’Espagne. Ce terme évoque un affrontement opposant des troupes régulières à une population civile en armes, éventuellement soutenue par une puissance étrangère alliée, la Grande-Bretagne dans le cas de la période napoléonienne. Le recours au peuple pour s’opposer à un envahisseur est souvent l’ultime moyen de résistance offert au gouvernement d’un État soumis à une agression extérieure après la défaite ou la dissolution de son outil militaire. La guérilla se caractérise par le volontariat des combattants, le soutien que leur apporte la majeure partie de leurs concitoyens, et un fort arrière-plan idéologique. Dans la plupart des cas, en effet, paysans et citadins prennent les armes au nom de la défense de la patrie et/ou de la religion menacée par l’envahisseur. Sur le plan militaire, ce type de conflit incarne la complète transgression des lois de la guerre tacitement admises par les combattants professionnels et les appareils de gouvernement de l’époque : les insurgés ne sont pas organisés en unités structurées et hiérarchisées, mais en bandes aux effectifs fluctuants attirés par le charisme d’un chef. Ils pratiquent une tactique très fluide qui privilégie l’usure et l’épuisement de l’adversaire par un constant harcèlement, et non sa destruction rapide et définitive, but que cherche à atteindre Napoléon dans toutes ses campagnes. De fait, les guerres insurrectionnelles ne comportent pratiquement pas de batailles rangées, mais se diluent en une multitude d’engagements ne mettant aux prises que des effectifs réduits. Cependant, les spécificités de ce conflit sont le plus souvent laissées dans l’ombre. Cette amnésie s’explique par de nombreuses raisons : à l’exception de la péninsule ibérique, qui mobilise une fraction considérable de la Grande Armée, les autres théâtres de la petite guerre (Italie du sud, Dalmatie, Tyrol) sont considérés comme des fronts périphériques et secondaires, parce que l’Empereur ne s’y trouve pas en personne. Les effectifs engagés demeurent le plus souvent relativement modestes, et les opérations qui s’y déroulent n’ont qu’une influence réduite sur l’évolution générale de la situation internationale. Surtout, notre vision de la période impériale demeure largement soumise à la légende napoléonienne forgée au xixe siècle, et fondée en grande partie sur les mémoires et récits des survivants de l’épopée. Or, pour ces derniers, la guérilla est la négation même de la guerre honorable et glorieuse, et le partisan qui refuse la bataille, tend des embuscades, et égorge le militaire durant son sommeil incarne l’abjection la plus absolue, comme en témoigne l’emploi systématique du terme « brigand » pour le désigner. Par ailleurs l’aspect avilissant du type d’affrontements pratiqués lors des petites guerres s’ajoute à leur absence de caractère spectaculaire.

 

Les forces de l’insurrection présentent une organisation hétérogène. Soucieuse de garder le contrôle du soulèvement, la cour de Palerme a généralisé le système des « masses ». La masse est un corps franc placé sous les ordres directs d’un chef, le « capomassa », issu de la population civile, et souvent d’origine modeste : Antonio Guaraglia, l’un des principaux chefs du Cilento est pharmacien ; Santoro, qui agit dans le massif de la Silla est berger ; le fameux Michele Pezza, plus connu sous son surnom de « Fra Diavolo », est un ancien condamné au bagne. Le chef de masse reçoit un brevet d’officier et un document officiel l’autorise à enrôler un certain nombre d’hommes dans sa troupe. Les principaux « capimasse » ont entre 300 et 500 hommes sous leurs ordres. Ces combattants reçoivent une solde dont le montant est défini lors de la mise sur pied du corps. Les masses se distinguent des unités régulières dans la mesure où leurs effectifs ne sont pas fixes et où elles ne sont pas placées sous le commandement d’officiers de l’armée bourbonienne. Toutefois, nombre d’entre elles semblent avoir adopté un uniforme, et s’être dotées d’attributs militaires tels que tambours et drapeaux. Largement financés par la cour de Palerme, les « massisti » disposent d’une importante logistique, et notamment d’artillerie : les rapports des généraux français évoquent très souvent la présence de canons aux côtés des insurgés. Organisation intermédiaire entre les unités régulières et la milice populaire, les masses constituent le fer de lance de l’insurrection. Organisées en Sicile, elles sont débarquées sur les côtes de Calabre par les vaisseaux britanniques ou ceux affrétés par la cour de Palerme, et constituent un noyau autour duquel viennent s’agréger les paysans et les villageois des régions dans lesquelles elles opèrent. Grossis par ces renforts, les rassemblements insurgés atteignent fréquemment plusieurs milliers d’hommes : le nombre de rebelles sous les armes dans le Cilento est estimé à 2 500 en août, tandis que Reynier affirme que la bande de Papasidero présente devant Maida début septembre compte un millier de combattants. En octobre, près de 1 500 Calabrais se heurtent aux Français lors du combat de Paola.

 

En dépit de ces difficultés, les généraux de l’armée d’expédition ne sont pas totalement démunis face à l’insurrection calabraise. Nombre d’entre eux ont l’expérience de ce type de conflit : Verdier, Gardanne et Reynier ont combattu en Égypte, Mermet en Vendée, Duhesme a participé à la campagne de Championnet dans le royaume de Naples en 1799. Aussi ces officiers sont-ils capables d’élaborer des réponses appropriées aux problèmes qu’ils rencontrent dans cette partie de la péninsule. En ce qui concerne la conduite générale des opérations, les Français ont compris que, en Calabre comme dans toute petite guerre, l’offensive était la seule attitude possible au plan stratégique. De fait, tous les généraux du corps d’expédition partagent cette conviction : « Il ne faut pas adopter le système défensif, il faut au contraire courir sur les brigands », écrit ainsi Lamarque. « Il ne convient jamais d’attendre les brigands si on veut les battre », affirme de son côté Reynier. « Si l’on continue d’employer le système de les attaquer aussitôt que l’on sait qu’ils se réunissent, on parviendra bientôt à obtenir la paix dans les Calabres », répond Franceschi-Delonne en écho. Ces vétérans des conflits insurrectionnels savent que le temps et l’espace jouent en faveur de leurs adversaires. Aussi l’unique façon de terrasser l’insurrection consiste-t-elle à traquer sans répit les bandes insurgées et à leur infliger une succession de coups qui les désorientent et les paralysent, sans leur laisser le temps de se ressaisir. Masséna et ses lieutenants n’ignorent pas, en effet, que les armées irrégulières comptent un noyau de combattants déterminés et une forte proportion d’indécis et de tièdes, rassemblés plus ou moins sous la contrainte, qui se contentent souvent de jouer le rôle de spectateurs durant les combats. De fait, nombre de rapports soulignent que des bandes souvent formidables en apparence se disloquent et prennent la fuite dès les premiers coups de feu. Tout revers subi par les rebelles suffit à faire réintégrer leurs foyers à un grand nombre d’entre eux. À l’inverse, la moindre échec ou mouvement rétrograde des forces régulières a pour effet de ranimer l’insurrection, de grossir à nouveau les rangs des insurgés. Aussi la correspondance des officiers supérieurs français témoigne-t-elle de leur obsession de ne jamais reculer ni abandonner une position sous peine de relancer la révolte. Le général Mermet refuse de porter secours à son camarade Verdier, en difficulté à Pedace, car cela le contraindrait à évacuer Scigliano. Il se justifie ainsi : « Dix pas en avant font trembler et fuir les brigands les plus braves, deux pas en arrière donnent du courage aux brigands les plus lâches. […] Je tiens trop à faire de bonnes choses pour quitter Scigliano menacé par les brigands nombreux de Nicastro. Dans le pays cela ressemblerait à une victoire pour eux et cela renforcerait sensiblement leurs bandes ». Les Français sont également conscients de l’effet produit par un coup décisif asséné dès le début de la campagne. Prise d’assaut par les troupes de Masséna le 8 août 1806, la petite ville de Lauria est entièrement pillée et incendiée, plusieurs centaines de ses habitants sont massacrés avec sauvagerie. Cette explosion de violence extrême s’explique par le besoin des soldats d’évacuer la tension accumulée au cours des jours précédents et d’exorciser la peur et le dégoût suscités par la vision des corps atrocement mutilés de leurs camarades exposés le long des chemins. Le maréchal déplore ces débordements mais estime que la destruction de la cité aura valeur d’exemple propre à dissuader les Calabrais de se joindre aux révoltés. De fait, le sac de Lauria provoque dans les semaines qui suivent un incontestable flottement chez les insurgés, qui abandonnent Cosenza et Nicastro sans combattre.

 

Tenter de mesurer les effets produits par les méthodes françaises de contre-insurrection en Calabre conduit à dissocier les résultats obtenus sur le plan strictement militaire de ceux qui découlent de la politique de pacification mise en œuvre à partir de l’été 1806. Dans le premier cas, les choix stratégiques et tactiques adoptés par les Français se sont révélés globalement judicieux. Très compromise à la mi-juillet, la situation se rétablit progressivement. L’emploi des colonnes mobiles, des troupes légères, la recherche constante de l’affrontement aboutissent à d’incontestables résultats. Lorsque les Français parviennent à contraindre les insurgés au combat, ces derniers subissent de graves revers et éprouvent de lourdes pertes. Il en va de même des points d’appuis fortifiés tenus par les Calabrais : à l’exception de l’Amantea, qui repousse trois attaques françaises à l’automne et ne se rend qu’en février, toutes les forteresses aux mains des révoltés sont réduites les unes après les autres, après quelques jours, voire quelques heures seulement, de résistance. La chute de l’Amantea, symbole de l’insurrection, en février 1807, entraîne la reddition de tous les points d’appuis tenus par les partisans de Ferdinand IV sur la côte tyrrhénienne. Un an après la défaite de Reynier à Maida, seuls Reggio et Scylla échappent encore aux troupes de Joseph. L’insurrection est encore affaiblie par la mort ou la capture des principaux chefs. Par ailleurs, la politique de pacification appliquée par Masséna se révèle dans l’ensemble efficace. La féroce répression menée par les commissions militaires montre la détermination des occupants à rétablir l’ordre. Toutefois, en accordant généreusement l’amnistie aux insurgés les moins compromis et en acceptant le ralliement de certains chefs, les Français laissent aux révoltés une échappatoire dont nombre d’entre eux profitent. Ainsi, à partir de l’automne, les ralliements se font de plus en plus nombreux : fin septembre, 121 insurgés de l’arrondissement de Scigliano et 44 de celui de Rogliano ont ainsi déposé les armes. La formation des compagnies franches permet d’autre part aux rebelles repentis de conserver leurs armes, leur statut de combattants, et de bénéficier d’un moyen d’existence. Aussi est-il justifié de considérer que les mois de février et mars 1807 constituent un tournant dans l’insurrection. La chute de l’Amantea et des bastions du littoral provoque le repli des dernières bandes vers Reggio, tandis que les « capimassa » réfugiés en Sicile semblent de plus en plus réticents à poursuivre des opérations vouées à l’échec. Au même moment, la majeure partie des troupes britanniques et de l’escadre de Méditerranée stationnées en Sicile quitte les parages de l’Italie du sud pour mettre le cap sur Constantinople, afin de soutenir leurs alliés russes aux prises avec la Porte. Une ultime tentative de la cour de Palerme pour reprendre pied sur le continent et relancer l’insurrection, en mai 1807, se solde par un fiasco total : le 27 mai, l’armée de Ferdinand IV est mise en déroute par Reynier à Mileto, et ses débris sont contraints de rembarquer précipitamment. En janvier 1808, enfin, Reggio et Scylla sont reprises après quelques jours de siège.

 

À l’origine du conflit qui se déroule en Calabre en 1806-1807 se trouve la décision de Napoléon d’annexer la partie méridionale de la péninsule. Le 27 décembre 1805, deux jours après la signature du traité de Presbourg qui consacre sa victoire sur l’Autriche, l’Empereur ordonne en effet aux troupes du maréchal Masséna, stationnées en Italie du nord, de marcher sur Naples et proclame : « la dynastie de Naples a cessé de régner ». Officiellement, cette opération est entreprise pour châtier la « perfidie » du roi Ferdinand IV et de la reine Marie-Caroline qui ont violé leur promesse de demeurer neutres en cas de guerre opposant la France aux autres puissances européennes. De fait, à l’initiative de la reine, le royaume de Naples s’est joint à la troisième coalition et a ouvert ses portes aux troupes russes et anglaises. En réalité, la volonté affichée de restaurer l’honneur impérial bafoué cache des mobiles politiques, économiques, et stratégiques. En chassant Ferdinand IV du trône de Naples et en le remplaçant par son frère Joseph, Napoléon entend faire de l’Italie du sud le premier maillon du « grand Empire » qu’il rêve de constituer en Europe. Préfigurant la mise en place du système du blocus continental, l’invasion de l’Italie du sud vise à priver la Grande-Bretagne d’un partenaire commercial en fermant les ports du royaume au commerce britannique, et à fournir aux milieux d’affaires français débouchés et matières premières à bas prix. Enfin, la conquête de la partie méridionale de la botte et de la Sicile renforcerait considérablement la position française en Méditerranée, en offrant aux troupes impériales un tremplin pour s’emparer de Malte, principale base de la flotte anglaise avec Gibraltar. La prise de cette île rouvrirait aux Français la route de l’Orient, vieux rêve napoléonien depuis la campagne d’Égypte.

 

En lançant ses troupes à la conquête du royaume de Naples, Napoléon ne s’attend pas à une sérieuse résistance, tant l’armée napolitaine semble incapable de tenir têtes aux vétérans éprouvés de Masséna. De fait, les régiments de Ferdinand IV se débandent pratiquement sans combattre. Pourtant, dès l’été 1806, à la suite de la défaite du général Reynier face aux Anglais à Maida, en Calabre, le 4 juillet 1806, les Français sont confrontés à une insurrection générale des provinces les plus méridionales du royaume, la Calabre et le Cilento, et contraints d’évacuer celles-ci. Placées sous les ordres de Masséna, les troupes chargées de réprimer la sédition et de reconquérir les territoires perdus sont confrontées à une guérilla féroce et tenace. Il faut attendre le mois de février 1807 pour que la prise de la forteresse de l’Amantea, principal point d’appui des insurgés, associée au retrait de la majeure partie des forces anglaises stationnées en Sicile, permettent de rétablir un calme relatif dans cette partie de la péninsule. Pour l’armée française, la lutte contre l’insurrection calabraise constitue ainsi un véritable laboratoire des pratiques de la petite guerre.

 
Les généraux qui combattent en Italie du sud sont confrontés à un épineux problème : comment venir à bout de combattants irréguliers prenant à contre-pied toutes les règles de la guerre avec des moyens militaires limités et des forces inadaptées pour remplir ce genre de mission ? Les réponses apportées lors de cet affrontement dépassent le cadre de la péninsule italienne, car la guerre de Calabre préfigure les campagnes d’Espagne à venir et les innombrables conflits coloniaux que les Européens livreront durant le xixe siècle. Pour saisir les particularités de cet épisode et comprendre son déroulement, il est indispensable de déterminer les conditions dans lesquelles se déroule le conflit et de mesurer les difficultés auxquelles se heurtent les occupants. Il convient ensuite de se pencher sur les méthodes adoptées par ces derniers pour surmonter les obstacles, aussi bien sur les plans stratégiques et tactiques que politiques. Enfin, il importe de s’efforcer d’évaluer avec précision les résultats obtenus et de dresser le bilan de plus d’une année d’un conflit meurtrier.
 
Les conditions de la guerre de Calabre : les paramètres stratégiques, logistiques et tactiques
 
À côté de ces troupes imposantes, des bandes aux effectifs beaucoup plus réduits se constituent. Désignées sous le terme de « comitives », elles ne comptent que quelques dizaines d’hommes, voire moins. Ces petites troupes mènent conjointement la guérilla et le banditisme de grand chemin : elles tendent des embuscades aux détachements français, massacrent traînards et isolés, mais commettent également meurtres et rapines à l’encontre de leurs concitoyens. Le conflit qui met aux prises Français et Calabrais se double en effet d’une féroce guerre civile entre Calabrais. Celle-ci oppose, schématiquement, les masses rurales pauvres excitées en sous-main par les agents bourboniens aux propriétaires terriens et aux classes citadines aisées, perçues comme des exploiteurs et des oppresseurs par les paysans. Cette explosion sociale s’accompagne de scènes de tueries et de pillages qui ajoutent au climat de violence extrême qui caractérise les affrontements. Les méthodes de combat des insurgés désorientent leurs adversaires, habitués à se mesurer à des unités régulières. Les « capimassa » appliquent une stratégie extrêmement mouvante et fluide : évitant systématiquement le contact avec les Français, ils s’efforcent de couper les lignes de communications de l’armée de Masséna afin d’empêcher l’acheminement des renforts et du matériel, de s’emparer des localités mal défendues, de harceler les colonnes ennemies en attaquant de préférence sur les arrières et les flancs. Pour les troupes du corps de Calabre, la guerre prend ainsi rapidement un caractère décousu, interminable et usant, face à un adversaire qui ne cesse de se dérober. Comme l’écrit le roi Joseph au général Franceschi-Delonne : « La guerre contre les rebelles entraîne un véritable dégoût pour les soldats, parce que vingt fois il faut avoir affaire aux mêmes adversaires dans les mêmes lieux, et ces interminables combats ne ressemblent rien moins qu’à des succès, bien que l’ennemi soit presque toujours battu »
 

De fait, l’armée d’occupation est confrontée à d’insolubles problèmes stratégiques et les insurgés calabrais disposent de nombreux atouts. Tout d’abord, ils bénéficient de leur familiarité avec le terrain. Mal dotés en cartes, n’ayant pas eu le temps de se familiariser avec le pays, les Français agissent souvent en aveugles, s’égarent, s’épuisent dans des marches inutiles. D'autre part, les insurgés peuvent compter sur la complicité d’une large part de la population qui ne manque pas de leur fournir des renseignements précis sur les forces des occupants et leurs mouvements. Les rebelles sont également favorisés par leur grande mobilité. Lorsqu’elles ne sont pas encombrées d’artillerie et de bagages, les masses vont et viennent à leur guise, frappent sur un point puis s’évanouissent dans la nature. Les troupes françaises, en revanche, dépendent étroitement de leurs lignes de communications vers Salerne et Naples, d’où proviennent renforts et ravitaillement.

 

De surcroît, les généraux français vivent dans la crainte constante d’un nouveau débarquement anglo-sicilien sur leurs arrières, qui les couperait du reste du pays. Cette menace pèse sur le corps de Calabre comme une épée de Damoclès et contraint Masséna et ses lieutenants à la plus grande prudence. Enfin, le caractère flou des objectifs à atteindre, ou plutôt l’inaccessibilité de ces objectifs, constitue pour l’armée d’expédition une dernière difficulté. La Sicile tient en effet lieu, pour les insurgés, de base arrière et de refuge. Totalement dépourvus de moyens maritimes face à l’armada britannique forte d’une quinzaine de bâtiments de ligne, les Français ne peuvent espérer s’emparer de ce sanctuaire de l’insurrection. En Calabre proprement dite, aucun succès ne peut mettre fin au conflit, car, en matière de buts à atteindre, nul choix prioritaire ne s’impose. Il n’y a pas, en effet, de capitale emblématique dont la prise porterait au moral des révoltés un coup sévère, mais un chapelet de forteresses ou de petites cités fortifiées. La clé de la victoire ne réside pas non plus dans la capture ou l’élimination d’un chef de guerre charismatique unifiant l’ensemble des révoltés sous son autorité, car les soldats de Joseph ont affaire à une pléthore de capimasse agissant indépendamment les uns des autres. Aussi, tant que la Sicile demeure hors de portée, la réponse militaire à l’insurrection ne peut être que partielle et incomplète.

 

Les obstacles auxquels se heurtent les troupes impériales dans le sud de l’Italie tiennent aussi aux conditions naturelles particulières de cette partie de la péninsule. La guerre de Calabre est avant tout livrée contre la nature, et les Français opèrent dans un environnement difficile. Traversée par la chaîne apennine, l’extrémité méridionale de la botte est une région compartimentée au relief tourmenté. Le climat n’est guère plus clément, car aux chaleurs caniculaires de l’été succèdent des automnes pluvieux et des hivers rudes dans les régions montagneuses. Les difficultés de l’armée de Calabre sont accrues par l’insuffisance de ses effectifs. Pour quadriller le territoire sur toute son étendue, des troupes nombreuses sont nécessaires. Masséna estime ainsi qu’il ne faut pas moins de 18 000 fantassins et 1 200 cavaliers pour pacifier les provinces insurgées. De fait, sur le papier, le corps d’expédition aligne plus de 17 000 hommes. Dans la réalité, toutefois, le maréchal ne dispose jamais de plus de 10 000 à 11 000 soldats en état de porter un fusil. Cette différence s’explique principalement par le nombre considérable de malades que comptent les régiments envoyés en Calabre. Mal chaussés, mal nourris, insuffisamment vêtus, exposés aux intempéries, soumis à des marches épuisantes et obligés de bivouaquer ou de coucher à même le sol, les Français sont décimés par les « fièvres », terme générique qui semble avoir désigné aussi bien l’épuisement physique que la malaria ou la dysenterie. Ces affections causent de terribles ravages parmi les troupes françaises : le 11 septembre, le corps d’expédition compte 3 000 hommes hors d’état de servir. Le 20 du même mois, Verdier, stationné à Cosenza, affirme avoir 1 117 malades sur un effectif de 1 500 combattants. Déjà amenuisés par la maladie, les effectifs sont encore réduits par la nécessité d’employer une fraction considérable de l’armée à la protection des voies de communication. Aussi les forces dont disposent les lieutenants de Masséna pour traquer les rebelles dépassent-elles rarement 1 400 ou 1 500 hommes, quand ce n’est pas quelques centaines. Certes, des renforts sont envoyés parcimonieusement en Calabre – 1 500 hommes en septembre, le 1er et le 10e de ligne en novembre – mais à peine suffisent-ils à combler les vides. Joseph peut d’autant moins faire parvenir des troupes à Masséna que, dès le mois de septembre, la guerre se rallume avec la Prusse et la Russie, et l’Empereur rappelle une partie des unités stationnées en Italie du sud.

 
Enfin, la faiblesse du corps d’expédition est accentuée par le manque de moyens matériels et financiers. Dès le mois de février 1806, Napoléon a décidé qu’il ne verserait plus de subsides aux troupes stationnées dans le royaume de Naples et que celles-ci devraient désormais vivre de contributions levées sur le pays. Or, le souverain surestime largement les ressources de celui-ci. En réalité, il s’agit d’un pays pauvre et peu développé, hors d’état de subvenir aux énormes dépenses de l’armée du roi Joseph, d’autant que la Sicile échappe aux Français, et que, dans les provinces insurgées, les impôts rentrent mal. En conséquence, malgré l’aide ponctuelle que lui fait parvenir le trésor impérial, le nouveau souverain est dans une situation financière dramatique : en décembre 1806, les caisses du royaume accusent un déficit de 18 millions de francs, et la solde des troupes n’est pas payée depuis plusieurs mois. Ces dysfonctionnements obligent les troupes à vivre sur le pays en procédant à de lourdes réquisitions sur une population déjà éprouvée par la guerre, et ces ponctions répétées entretiennent le mécontentement et alimentent l’insurrection. En outre, ces difficultés se répercutent sur les opérations militaires, qu’elles entravent fréquemment. Ainsi, Verdier, chargé d’anéantir un important rassemblement insurgé près de Fiume-Freddo ne peut effectuer son mouvement faute de subsistances, et doit rétrograder sur Cosenza. De même, Gardanne, qui vient de déloger les rebelles de leur position du monte Cocuzzo est contraint, malgré son succès, d’évacuer la position : « […] Il me paraît impossible que la division reste dans la situation où elle se trouve. Le pain manque absolument, la viande aussi, la troupe, depuis son départ de Cosenza, n’a point trouvé de vin. […] Campés au milieu de la neige, sans une baraque, sans paille même, les soldats perdent le courage et la santé »
 
Les réponses apportés par les Français à l'insurrection
 

Appliquer cette stratégie offensive, cependant, implique de disputer l’espace aux rebelles en le quadrillant de manière incessante. Masséna ne cesse d’inciter ses subordonnés à constituer des colonnes mobiles pour balayer le territoire. Ce système est également prôné par Lamarque dans le Cilento et Duhesme en Basilicate. Ces détachements ne comptent que des effectifs réduits – entre 250 et 400 hommes – pour ne pas entraver leur rapidité et leur mobilité, et sont généralement constitués de fantassins, d’un peloton de cavaliers et de quelques auxiliaires calabrais, parfois accompagnés d’une pièce d’artillerie légère. Ils ont pour fonction de traquer les insurgés et de les débusquer de leurs repaires. Elles se voient aussi confier la tâche de parcourir les communes afin de procéder au désarmement des habitants : Verdier est chargé d’accomplir ce travail en août, dans la région de Cosenza, et le major Leberton en octobre dans celle de Catanzaro. D’autre part, ces détachements jouent un rôle plus essentiel encore sur un autre plan : en se montrant à intervalles réguliers dans les bourgs et les villages, ils concourent à restaurer le courage des partisans du roi Joseph et à convaincre les rebelles de la présence effective de l’armée française. Cependant, compte tenu de la faiblesse numérique de l’armée d’occupation, la nécessité de remplir des missions aussi variées impose le recours à des unités de supplétifs recrutés localement. Dès le printemps 1806, Reynier s’efforce ainsi de mettre sur pied un bataillon de « chasseurs calabrais » recrutés parmi les anciens soldats de l’armée bourbonienne errants dans la province après la dispersion des régiments de Ferdinand IV. Les corps d’auxiliaires sont de nature diverse et ne remplissent pas forcément les mêmes fonctions. Tout d’abord, le roi Joseph s’efforce de créer dans chacune des douze provinces de son royaume des légions de « gardes civiques » ou « gardes provinciales » dont l’organisation s’inspire de celle de la garde nationale française. L’accès à ces légions est réservé aux citoyens aisés : seuls les propriétaires couchés sur les rôles de contributions et leurs fils ainsi que les habitants exerçant un métier peuvent en faire partie. Conscientes de la dimension sociale du conflit, les autorités françaises jouent sur la convergence d’intérêts qui existe entre elles et la bourgeoisie du royaume – première victime des exactions des insurgés – pour faciliter le maintien de l’ordre. Dans les Calabres en révolte, Masséna favorise la constitution d’unités de gardes civiques. Conçus comme les membres d’une milice d’autodéfense, ces hommes ne sont pas soldés, ne portent pas d’uniforme, et s’équipent à leurs frais. Les plus jeunes sont incorporés aux colonnes mobiles, tandis que les plus âgés sont affectés à la défense de leur localité. D’autre part, Mathieu Dumas, ministre de la Guerre, prône la mise sur pied des « compagnies franches », qui intégreraient d’anciens insurgés ralliés aux Français et utilisés comme unités d’infanterie légères pour combattre leurs anciens compagnons d’armes : « Ces hommes pendant leur séjour chez les brigands ont acquis la connaissance de leur tactique, des lieux où ils se retirent et des moyens de les y surprendre. Ils peuvent […] rendre des services essentiels » affirme Dumas. Par ailleurs, les Français tentent de jouer sur les rivalités ethniques qui opposent les Calabrais aux communautés albanaises regroupant les descendants des populations balkaniques réfugiées en Italie méridionale lors de la conquête de l’Albanie par les Turcs au XVe siècle : 70 Albanais sont laissés en garnison à l’Amantea, au printemps 1806 ; d’autres affrontent les insurgés lors du combat de Paola, en octobre. Toutefois, les informations sur ces supplétifs demeurent des plus lacunaires, et il ne semble pas qu’ils aient été constitués en unités structurées. Enfin le gouvernement de Joseph s’emploi à créer un corps de gendarmes napolitains affecté à la protection des convois et des voies de communication. L’organisation de cette troupe est confiée au général Radet, spécialiste de la question. À la fin de 1806, cette nouvelle formation compte 1 200 hommes, divisés en deux légions. En dépit d’inévitables difficultés, la mise sur pied de ces différentes unités supplétives permet de fermer progressivement une partie du territoire calabrais aux insurgés et d’employer les régiments français à traquer et à détruire les bandes rebelles. Cependant, Masséna et ses lieutenants n’ignorent pas qu’il est indispensable de tracer des routes permettant d’acheminer rapidement renforts et matériel d’une extrémité à l’autre de la Calabre. A l’issue de son voyage dans les provinces méridionales, au printemps 1806, Joseph ordonne l’ouverture d’une voie praticable à l’artillerie à partir de Lagonegro jusqu’à Reggio. Le déclenchement de l’insurrection, en juillet, suspend le déroulement des travaux, mais, dès janvier 1807, des fonds importants sont débloqués et des moyens humains considérables sont consacrés à ce chantier. Malgré de nombreux obstacles, la route est prolongée sur plus de 70 kilomètres aux cours de l’hiver et du printemps 1807. La majeure partie de la Calabre, toutefois, demeure d’un accès difficile, et il faudra attendre le règne de Murat (1808-1814) pour que l’extrémité de la botte soit enfin accessible.

 
Au plan tactique, les Français bénéficient d’une incontestable supériorité sur leurs adversaires lorsqu’ils parviennent à établir le contact. Plus disciplinées, mieux entraînées, rompues aux manœuvres, les troupes françaises battent et dispersent systématiquement les rassemblements insurgés, même lorsqu’elles sont très largement inférieures en nombre. Masséna peut écrire à bon droit que « 300 Français mettent toujours en fuite 15 à 1 800 brigands lorsqu’ils sont attaqués vigoureusement ». Pour éviter que leurs ennemis ne se dérobent, les Français multiplient les manœuvres de prise en tenailles. Les généraux français s’efforcent de combiner la marche de leurs colonnes de manière à enfermer les rebelles dans une nasse et à leur couper toute possibilité de retraite. Ce type d’opérations suppose l’emploi de troupes mobiles, capables de se déplacer avec discrétion et de se mouvoir dans un terrain difficile, boisé et escarpé. Aussi, les compagnies de voltigeurs des régiments d’infanterie légère sont-elles fréquemment mises à contribution : début septembre 1806, celles du 14e léger reçoivent ainsi la difficile mission de s’emparer des hauteurs escarpées du monte Cocuzzo, tenues par les insurgés. Quelques temps plus tard, Franceschi-Delonne se voit confier neufs compagnies de voltigeurs pour marcher sur Scigliano et en déloger les rebelles. Hommes de petite taille – entre 1,60 m et 1,70 m – lestes et rapides, ces fantassins sont équipés plus légèrement que les grenadiers et les fusiliers, et sont entraînés à combattre en tirailleurs : ils savent utiliser les aspérités du terrain pour progresser et s’abriter, déceler la position la plus favorable pour faire feu sur l’ennemi, anticiper les mouvements de l’adversaire, et sont par conséquent tout indiqués pour pratiquer la guerre de montagne. De même, l’Italie du sud se prête particulièrement bien à l’emploi d’une unité spéciale, rompue à la contre-guérilla, la « Légion corse ». Créée en 1803, organisée par le général Verdier, elle est constituée d’hommes fort proches des Calabrais par le physique, les traditions, la langue et le mode de vie, et habitués, comme leurs ennemis, à évoluer dans un environnement au relief élevé. Sa mobilité et sa capacité à se mouvoir discrètement font de ce corps le fer de lance de la lutte anti-insurrectionnelle : à San Lucido, en octobre, un détachement de Corses sous les ordres de Verdier surprend et anéanti un fort parti de rebelles. Quelque temps plus tard, ils s’illustrent de nouveau en mettant en déroute la bande de Santoro, forte pourtant de plusieurs centaines d’hommes. Des régiments de chasseurs à cheval, cavaliers légers, ou de dragons, arme polyvalente entre la cavalerie et l’infanterie, sont également engagés en Calabre. Ces combattants sont utilisés comme courriers, ou assurent l’escorte et la garde de Masséna et de ses généraux. Les dragons, comme les gendarmes napolitains, sont principalement affectés à la protection des voies de communications. Lorsqu’ils peuvent se déployer en plaine, les cavaliers sont d’une efficacité redoutable face aux insurgés qui ne disposent pas de baïonnettes et ne savent pas constituer de formations défensives compactes : le général Griois rapporte ainsi dans ses mémoires comment une poignée de chasseurs du 9e régiment disperse et sabre un gros rassemblement de paysans en armes devant Cassano, début août.
 
Lorsque les manœuvres en tenailles aboutissent, les insurgés se réfugient sur les hauteurs, ou prennent position dans des villages dont les issues sont barricadées, tandis que les fenêtres des maisons se garnissent de tireurs. Parfois, mais rarement, les révoltés tentent des attaques frontales, comme à Paola, en novembre, où la bande de De Michelli s’efforce de jouer de sa supériorité numérique – de l’ordre de 1 à 10 – pour écraser les Français. Dans tous les cas, la tactique employée par les troupes de Masséna pour anéantir l’adversaire est la même : une colonne attaque les insurgés de front, au pas de charge ou en tentant de les fixer par un feu nourri, tandis que les voltigeurs opèrent un mouvement tournant sur les flancs pour les déborder. Cette méthode se révèle d’une absolue efficacité en raison de l’effet moral qu’elle produit. Maîtres dans l’art de harceler les Français sur leurs arrières ou sur leurs flancs, les Calabrais semblent avoir été incapables de prévenir les attaques portant sur leurs propres arrières ou d’organiser une position défensive permettant de la faire échouer. Dès qu’ils réalisent que leur ligne de retraite risque d’être coupée, les insurgés sont saisis par la panique et se débandent, illustrant l’adage de Frédéric II, qui affirmait que trois hommes derrière font davantage impression que cinquante devant. Bien combinées, comme lors du combat de Francavilla, en février 1807, ces attaques sur les ailes et le front permettent de croiser les feux des fantassins et d’infliger aux rebelles de lourdes pertes. Leur fuite prend souvent l’allure d’une véritable déroute qui porte un rude coup au prestige du « capomassa » et de sa bande. Ainsi, à l’issue du combat de Paola, De Michelli n’échappe à la capture que d’extrême justesse et s’enfuit à pied, abandonnant son cheval, ses papiers personnels et son artillerie. Les Français accordent également une grande importance aux charges à la baïonnette. Celles-ci permettent d’une part d’économiser les munitions, mais produisent surtout un effet psychologique considérable. De fait, la vision d’une troupe chargeant à l’arme blanche frappe les Calabrais de terreur : « nous sommes tombés sur eux la baïonnette aux reins, écrit Desjonquères, ce qui les a effrayés tellement qu’ils ne savaient où ils allaient et se tuaient eux-mêmes ».
 

Par ailleurs, les officiers de l’armée de Calabre emploient les mêmes méthodes que leurs adversaires, et jouent des feintes et de la surprise. Les colonnes mobiles désireuses de surprendre les insurgés dans leurs campements entament leur marche d’approche en pleine nuit afin de tomber sur les rebelles à l’aube, ou lorsque le jour n’est pas encore tout à fait levé : Mermet procède de la sorte contre la bande retranchée dans Roccagloriosa, début août, Reynier contre Grimaldi, le 24 du même mois. Au point du jour, la vigilance des guetteurs est relâchée, et l’adversaire peut être surpris dans son sommeil : une attaque livrée dans la demi-obscurité a pour effet de semer la panique chez les rebelles pris au dépourvu. D’autres feintes sont employées pour amener les Calabrais à combattre dans une position désavantageuse, et Reynier semble exceller dans ce domaine. Fin juillet 1806, devant Corigliano, il simule une fuite précipitée pour inciter les insurgés à quitter l’abri de leurs murs et se répandre dans la plaine, où la cavalerie pourra les culbuter, manœuvre qui rencontre un plein succès. Quelques temps plus tard, à San Pietro, il expose ostensiblement un faible détachement chargé de jouer le rôle d’appât pour attirer les rebelles sous le feu du gros de ses troupes. Lorsque les rebelles sont chassés des montagnes par la mauvaise saison et trouvent refuge dans des châteaux ou des villages fortifiés, les Français sont placés dans une position beaucoup plus favorable, car leurs adversaires sont concentrés dans des lieux clos d’où ils ne peuvent espérer fuir. Dans ce cas, la réduction de ces points d’appuis s’effectue de deux façons : soit par un assaut soudain qui mise sur l’effet de surprise, soit par un siège en règle. Lors de l’attaque de Camerota par Lamarque, début septembre, les compagnies de grenadiers du 6e de ligne se dirigent au pas de charge contre les portes du château, qu’elles s’efforcent de défoncer à coups de haches, et tentent de pénétrer dans la place par les embrasures. Lorsque l’assaut échoue, ou que, par sa position naturelle, la place ne peut être prise par surprise, les assaillants doivent se résigner à en entreprendre le siège. Compte-tenu de la pauvreté des moyens militaires dont disposent les Français en Calabre, ces opérations sont longues et pénibles : l’artillerie de Reynier devant l’Amantea est à ce point dérisoire qu’un mois de laborieux travaux de siège est nécessaire pour provoquer la chute de ce château médiéval.

 
Le roi Joseph et son gouvernement sont toutefois conscients que la force des armes ne saurait, à elle seule, ramener le calme dans les provinces insurgées. Masséna et ses généraux mettent en place une véritable politique de pacification, qui fait alterner mesures de répression féroces et gestes de clémence. Le 31 juillet 1806, Joseph publie un décret qui déclare les deux Calabres « en état de guerre » et affiche la volonté des occupants de ne faire aucun quartier aux fauteurs de troubles : tout individu n’appartenant pas à la garde civique pris les armes à la main sera immédiatement exécuté, les biens des insurgés seront confisqués, leurs familles incarcérées. L’ensemble de la population est visée puisque les communautés villageoises sont considérées comme responsables des actes de rébellion commis sur leur territoire et menacées de représailles. À la suite de cet arrêté, les Français utilisent, jusqu’à la fin de l’hiver 1807, un large éventail de mesures répressives destinées à décapiter l’insurrection par la terreur. Plusieurs commissions militaires sont établies, notamment à Cosenza. Ces tribunaux d’exception nés au cours de la guerre de Vendée ont pour tâche de juger les rebelles capturés les armes à la main ou sur dénonciation. Les sentences prononcées au terme d’une procédure expéditive vont de la peine de mort à l’acquittement, en passant par des condamnations à la prison ou aux travaux forcés. Ces cours martiales se signalent par leur sévérité : 210 (soit 57 %) des 361 prévenus jugés par la commission militaire établie à Cosenza entre le 1er avril 1806 et le 1er mars 1807 sont condamnés à mort, tandis que 53 (15 %) d’entre eux seulement sont acquittés. En outre, les Français n’hésitent pas à procéder à de véritables massacres de populations civiles, ou à des exécutions de masse : ainsi, au soir de la défaite de Maida, plusieurs dizaines d’habitants du village de Marcellinara sont fusillés à bout portant par les soldats suisses du corps de Reynier. La reconquête s’accompagne également de l’incendie de nombreux villages, utilisé comme un moyen spectaculaire de marquer les esprits. D’autres exemples illustrent cette volonté des Français de frapper de terreur les populations en conférant un aspect saisissant aux châtiments infligés. Début août, Masséna conseille à ses subordonnés de ne plus fusiller les chefs insurgés capturés, mais de les pendre en place publique, suggestion immédiatement appliquée par Verdier à Rogliano et par Gardanne à Fiume-Freddo. Dans le Cilento, Lamarque fait décapiter les rebelles abattus et exposer leurs têtes sur des pieux à l’entrée de leurs villages d’origine. Pour assurer la tranquillité des localités occupées, habitude est prise de prendre parmi la population civile des otages qui répondent sur leur vie du comportement de leurs concitoyens. Ces otages sont souvent choisis parmi les notables les plus influents : ainsi, après la prise de San Giovanni in Fiore, en août, Reynier s’assure de la personne du baron Barberico, l’un des principaux seigneurs de la région. Enfin, les Français envisagent de procéder à d’importants regroupements et déplacements de populations. César Berthier, chef d’état major de l’armée de Naples, préconise d’envoyer hors de la Calabre les familles des insurgés et de les rassembler dans quatre centres situés dans d’autres provinces du royaume. Joseph suggère de procéder à des déportations massives et demande à l’Empereur de lui désigner « à la paix » une colonie dans laquelle envoyer 20 000 à 30 000 « assassins et galériens ».
 

Les occupants n’ignorent cependant pas qu’une répression aveugle ne peut que conduire les populations au désespoir et prolonger l’insurrection. Aussi les autorités s’efforcent-elles de s’attirer les faveurs, ou, du moins, la neutralité de la population en séparant ostensiblement le bon grain de l’ivraie : le décret du 31 juillet prévoit l’indemnisation des victimes des révoltés et l’octroi des biens de ces derniers à ceux qui n’ont pas pris part à la révolte. Les généraux français se montrent aussi soucieux de ne pas laisser les troupes se livrer à des débordements qui jetteraient inéluctablement les civils dans les bras des insurgés. Des instructions et rappels à l’ordre sont adressés aux chefs et aux soldats pour les inciter à faire preuve de discernement : « Je vous ai déjà recommandé d’empêcher que sous aucun prétexte on mette le feu aux villages et aux maisons isolées. L’emploi de ce moyen destructeur ne peut nullement servir au châtiment des brigands, il ne peut au contraire que nous susciter de nouveaux ennemis, écrit Masséna. Rapports et correspondance montrent également que les Français sont disposés à ménager aux insurgés une issue, à accepter leur reddition en échange de la promesse de leur laisser la vie sauve et la liberté. Ainsi, en août, Lamarque accorde son pardon collectif aux populations des villages de Pisciotta, La Catona et Rodio, dans le Cilento. Au même moment, Masséna fait annoncer, au nom de Joseph, une amnistie générale pour les insurgés qui accepteraient de déposer les armes, dont seuls les chefs sont exclus. Cette amnistie est toutefois assortie de clauses restrictives : les rebelles qui en bénéficient reçoivent une carte qu’ils doivent faire quotidiennement viser par le syndic de leur commune et font l’objet d’une étroite surveillance de la part des autorités. Enfin, les généraux de l’armée de Calabre s’efforcent de diviser pour régner. Les « capimasse » qui acceptent de se rendre se voient souvent accorder places, grades, et pensions par le nouveau régime, à l’instar de Sciabolone, dans les Abruzzes, ou de Sciarpa, dans le Cilento.

 
Portée et limites des méthodes françaises de lutte anti-insurrectionnelle
 
Il serait toutefois excessif de créditer les Français d’un succès total dans leur lutte contre l’insurrection calabraise. De fait, la guérilla se poursuit de manière endémique durant des années, entretenant l’insécurité dans toute la province. Nombre de chefs de comitives tiennent tête aux Français jusque vers 1810-1811. Soutenues en sous-main par la reine Marie-Caroline, des bandes continuent à infester la Calabre et le Cilento. Des débarquements épisodiques de massisti sur les côtes du royaume se poursuivent. D’autre part, les méthodes françaises de lutte contre la subversion employées au cours de l’année 1806 ont aussi montré leurs limites et leurs imperfections. L’armée de Calabre ne dispose jamais des effectifs nécessaires pour mener sa tâche à bien et écraser définitivement l’insurrection. De plus, les contrées pacifiées par le passage des détachements tendent à entrer de nouveau en ébullition sitôt ceux-ci disparus. Le recours aux supplétifs calabrais ne suffit pas à pallier l’insuffisance des effectifs, car si ces auxiliaires permettent de renforcer les colonnes mobiles et de quadriller plus complètement le territoire, leur valeur militaire semble avoir été des plus médiocres. Ainsi, lors du siège de Scilla, en juillet 1806, la garde civique toute entière se soulève contre les Français et ouvre le feu sur les soldats du commandant Michel. Un an plus tard, en juin 1807, la seule apparition d’une flottille portant la bande de Santoro devant les murs de Cotrone suffit à semer la panique chez les autorités et les défenseurs de la ville, qui se sauvent « abandonnant leurs familles à la merci des brigands ». D’autre part, sur le terrain, du fait du manque de renseignements fiables, la marche des colonnes tombe souvent dans le vide, avec pour seul résultat d’occasionner un surcroît de fatigue. Il est fréquent que les unités chargées d’opérer contre les insurgés reçoivent trop tard leurs instructions et n’exécutent pas leur mouvement. D’autres troupes sont déroutées par des ordres mal compris. Lorsque enfin les colonnes parviennent à combiner leurs manœuvres et à cerner les bandes insurgées, il n’est pas rare que leur action, mal coordonnée, conduise à l’échec. Ainsi, lors du combat de Sarracene, le 11 août 1806, l’attaque prématurée d’une des unités censée prendre les Calabrais en tenaille alarme ceux-ci et permet à la majeure partie d’entre eux de prendre la fuite avant d’être encerclés.
 
La campagne de Calabre met aussi en relief les dysfonctionnements au sommet de la hiérarchie militaire. À plusieurs reprises, Masséna accuse ses subordonnés – Mermet et Gardanne notamment – de faire preuve de lenteur ou de mauvaise volonté dans l’exécution des ordres. D’autres, en revanche, se signalent par une indépendance et un sens de l’initiative qui les conduits à faire fi des instructions qui leur sont données. Les généraux refusent souvent de se soutenir, ou de porter secours à un camarade en difficulté. À Verdier qui lui demande de lui envoyer du renfort à Pedace, Mermet rétorque ainsi : « Il n’est point parti de colonne mobile pour Pedace, mon cher ami, […] et Pedace menacerait de brûler dix fois que je n’irai pas à son secours parce que ce serait compromettre les intérêts de l’armée. […] C’est à vous de faire cette expédition avec vos troupes et il y a mille et une raison qui vous y obligent ». D’autres chefs détournent sans vergogne des moyens militaires qui ne leur sont pas destinés : dans le Cilento, Lamarque retient ainsi auprès de lui des détachements en route vers la Calabre pour renforcer ses propres troupes. Les ratés de la logistique produisent les effets les plus fâcheux sur les opérations militaires et la pacification. Malgré les pressantes demandes de Masséna pour obtenir davantage de fonds et de matériel, les troupes françaises ne parviennent jamais à être convenablement vêtues et ravitaillées. Contraintes de vivre sur le pays, elles opèrent des ponctions répétées sur les habitants, et ces prélèvements prennent souvent l’allure de véritables razzias. En conséquence : « tous les habitants s’appauvrissent et désertent, il ne leur reste réellement que le parti de prendre les armes pour se venger de la manière dont on les dépouillent ». Les rapports adressés à Joseph dans les années 1807-1808 révèlent que nombre d’insurgés n’ont déposé les armes et demandé l’amnistie que pour éviter la peine capitale, et se sont empressés de rejoindre une comitive quelque temps plus tard pour reprendre leurs activités délictueuses. Toutefois, il est probable qu’un investissement militaire et financier beaucoup plus important en Calabre n’aurait pas suffi à ramener entièrement le calme dans la province. Le brigandage, la violence, la propension des habitants des contrées méridionales à prendre les armes tient avant tout aux déséquilibres économiques et sociaux qui caractérisent le royaume de Naples à l’époque. L’invasion française cristallise l’exaspération d’une population écrasée sous le poids d’un système féodal vétuste et inique. Dans ces conditions, l’emploi de la force pouvait étouffer l’insurrection, mais pas éradiquer les racines du mal. Seules des réformes en profondeur des structures politiques, économiques et judiciaires auraient pu – à long terme – favoriser le développement du pays, corriger ses déséquilibres, et faire de la population calabraise une société pacifiée. Joseph a d’ailleurs compris cette nécessité puisque, dès l’été 1806, il entreprend de démanteler le système féodal, de réduire l’influence de l’Eglise, de réformer l’appareil judiciaire afin de le rendre plus équitable.
 

Le bilan d’un an de guerre dans le sud de la botte n’est donc guère à l’avantage des troupes françaises. Certes, l’insurrection a été dans l’ensemble réduite, et les positions perdues reconquises. Mais au plan stratégique, la campagne s’est enlisée dans des opérations sans portée militaire réelle. De plus, les rebelles calabrais et leurs alliés anglo-siciliens sont parvenus à fixer sur un théâtre périphérique des effectifs importants, à un moment où le besoin de renforts se faisait sentir pour la Grande armée aux prises avec les Russes et les Prussiens dans le nord de l’Europe. L’envoi de contingents successifs en Calabre porte en effet à plus de 20 000 le nombre d’hommes qui ont combattu dans cette province entre l’hiver 1806 et le printemps 1807. Les pertes subies ont été extrêmement lourdes, tant du fait des maladies que des combats. Le corps de Reynier, qui a effectué toute la campagne, est particulièrement éprouvé : certaines unités, telles le 1er léger ou le 42e de ligne, ont été pratiquement anéanties. Les pertes humaines essuyées par l’ensemble de l’armée française dans le royaume de Naples durant la seule année 1806 peuvent être estimées à 10 000 hommes sur une effectif total d’une quarantaine de milliers, dont la plupart ont péri en Calabre. Une fois encore, l’Italie du sud aura été le « tombeau des Français ».

 

La campagne menée à l’extrémité de la botte annonce les difficultés auxquelles les troupes impériales seront confrontées quelques temps plus tard sur un théâtre beaucoup plus vaste, la péninsule ibérique. Les méthodes expérimentées dans le sud de l’Italie pour venir à bout des rebelles seront de nouveau employées pour tenter de dompter l’insurrection espagnole. À cet égard, il n’est guère surprenant de constater que bon nombre des officiers français qui se sont illustrés dans la lutte contre les insurgés espagnols – les généraux Lamarque, Hugo ou Abbé notamment – avaient auparavant servi dans le royaume de Naples. À plus long terme, les pratiques de contre-guérilla et de pacification utilisées en Italie méridionale seront généralisées par toutes les puissances européennes lors des conflits coloniaux livrés sur le sol de l’Afrique et de l’Asie. La campagne de Calabre apparaît ainsi comme la préfiguration de ces « petites guerres » dont le xixe siècle, apogée de l’impérialisme européen, sera si fécond.

 

Référence électronique

Nicolas Cadet , « Anatomie d’une « petite guerre », la campagne de Calabre de 1806-1807 », Revue d'histoire du XIXe siècle , mis en ligne le 28 mars 2008. URL : http://rh19.revues.org/index1010.html.