16 décembre 1810 - 2 janvier 1811 : Le siège de Tortose

 
Bélligérants
 
Empire français
Espagne
 
Commandants
 
  Général Suchet (Français)    
 
Contexte
 

Après la prise des places de Lérida et de Mequinenza, le général Suchet, commandant le troisième corps, en Aragon, reçut l’ordre de faire le siège de Tortose.

Cette place, située près de l'embouchure de l'Èbre, sur la grande route de Valence à Barcelone, servait de point d'appui et de lien aux armées espagnoles de Catalogne et de Valence. Elle leur offrait le moyen d'agir sur l'une ou sur l'autre rive de l’Èbre, sans s'éloigner de la mer, d'où les Anglais leur fournissaient des secours, ou de se jeter dans l'Aragon, pour insurger de nouveau cette province. Séparer ces deux armées par la prise de Tortose, c'était les affaiblir; et, en isolant la Catalogne du reste de l'Espagne, il devenait plus facile de soumettre cette province, où la nature d'un pays très montagneux, le caractère belliqueux des habitants, et la difficulté de se procurer des vivres, rendaient la guerre extrêmement difficile.

Dès le mois de juin, le général Suchet se pré­para à cette opération importante. Le château de Morella lui offrait un point d'appui pour contenir sur la rive droite de l'Èbre, l'armée de Valence. Le maréchal Macdonald qui, avec le septième corps, se trouvait à Girone, reçut l'ordre de s'avancer, pour couvrir le siège contre l'armée espa­gnole de Catalogne, campée autour de Tarragone. Les places de Lérida et de Mequinenza devaient servir de base d'opération aux deux armées françaises. Des approvisionnements considérables de grains, tirés des plaines fertiles d'Urgel, furent formés à Lérida, afin de faire vivre les troupes lorsqu'elles seraient réunies sous les murs de Tortose, dont les environs n'offraient aucune ressource. Mequinenza devint l'entrepôt principal du maté­riel. Le général Valée, commandant l'artillerie au troisième corps, y prépara un équipage de siège de cinquante deux bouches à feu, approvisionnées à raison de sept cents coups par pièce. Le général Rogniat, commandant le génie, y fit réunir un parc de dix mille outils et cinquante mille sacs à terre.

De Mequinenza à Tortose, les communications sont fort difficiles. L'Èbre, coupé par des barrages, n'est navigable que dans les crues d'eau occasion­nées par les pluies ou par la fonte des neiges. Ses rives, obstruées par des montagnes arides et escarpées, à travers lesquelles le fleuve s'est frayé un passage, ne présentaient aucune route praticable à l'artillerie; et à peine apercevait-on quelques traces de celle que le duc d'Orléans avait fait ouvrir sur la rive droite, en 1708, de Caspé à Tortose, pour le siège de cette dernière place. Il fallait donc avant tout rétablir cette route qui avait un développement de plus de vingt lieues. Ce travail fut entrepris le ai juin, sous la direction du général Rogniat, avec trois officiers du génie, quatre compagnies de sapeurs et cent vingt hommes de la ligne. La brigade du général Paris fut chargée de le protéger, d'occuper les points principaux du tracé et les villages voisins, de chasser les partis qui infestaient la contrée et de repousser les trou­pes espagnoles qui tenaient encore la campagne en avant de Tortose. La chaleur était insupportable, et les travailleurs eurent beaucoup à souffrir au milieu des rochers, dans un pays qui n'offrait aucune ressource.

Dans les premiers jours de juillet, le général Suchet, laissant le général Musnier en Aragon, avec dix-sept mille hommes pour contenir cette province, commença son mouvement sur Tortose avec seize mille hommes. Le général Laval vint prendre position, le 3 juillet, avec la première division, au village de la Roquetta, situé sur la rive droite de l’Èbre, à sept cents toises de la tête de pont, dont il fit l'investissement. Il s'empara du bac d'Amposta, situé sur sa droite, près de l'embou­chure du fleuve où passe la grande route de Barce­lone à Valence, et étendit sa gauche jusqu'à Xerta. Le général Boussard fut détaché sur la Cénia, avec le treizième de cuirassiers, quelques troupes d'infan­terie et six pièces de canon, pour observer l'armée espagnole de Valence. La troisième division, com­mandée par le général Habert, vint camper à Garcia, sur la rive gauche de l'Èbre, pour être prête à se porter devant Tortose, lorsqu'on se­rait en mesure de commencer le siège. Le général en chef s'avança, avec la brigade du général Paris, à Mora, où il fixa son quartier général, le 6 juillet. Des ponts volants furent établis à Xerta et à Mora, et l'on construisit sur la rive gauche du fleuve, des têtes de pont pour les couvrir; ces deux villes furent mises à l'abri d'un coup de main et devinrent des points d'entrepôt pour les vivres et les munitions. On s'empara de toutes les barques qui se trouvaient sur le fleuve, et l'on tenta de brûler le pont de bateaux de Tortose, en abandonnant, la nuit, au courant, des barques chargées de fascines goudronnées, auxquelles on mit le feu; mais cette tentative ne réussit pas.

Le général Suchet, en commençant son mouve­ment sur Tortose, s'attendait à ce que le maréchal Macdonald arriverait promptement avec le septième corps, pour couvrir le siège sur la rive gauche de l'Èbre ; mais, le 9 juillet, il reçut par un émissaire l'avis que ce maréchal était encore à Girone. Dès lors, sa position devenait critique, car il se trouvait devant une place formidable et entre deux armées nombreuses, dont une, celle de Valence, com­mandée par le général Bassecourt, était de quinze mille hommes, et dont l'autre, celle de Catalogne, sous les ordres d'O'Donell, comptait vingt deux mille hommes; enfin il avait à craindre les sorties de la garnison de Tortose, qui était forte de onze mille hommes: c'était quarante-huit mille hommes contre seize mille. Toutefois, craignant les consé­quences fâcheuses d'un pas rétrograde au milieu de populations hostiles, le général Suchet résolut de rester dans ses positions, en prenant les mesures défensives qu'exigeait l'infériorité numérique de ses troupes. Déjà les Espagnols avaient fait contre le général Laval des sorties de la tête de pont de Tortose, les 6, 8 et 10 juillet. Une division d'O’Donell,  campée à Falset, sur la route de Reus, avait eu aussi plusieurs engagements avec les troupes du général Habert. Le 15 juillet, cette division, renforcée de paysans appelés aux armes par O'Donell, attaqua Tivisa, sur la rive gauche de l'Èbre, et ensuite la tête de pont de Mora. Ces attaques furent repoussées, et le géné­ral Suchet, pour faciliter le mouvement de ses troupes d'une rive à l'autre, fit agrandir la tête de pont de Xerta et la mit en état de recevoir plusieurs bataillons. Les Valenciens s'approchèrent également du fort de Morella; mais la brigade Montmarie, envoyée contre eux, les repoussa, et ravitailla le fort.

Le 30 juillet, O'Donell dirigea en personne une nouvelle attaque sur Tivisa, avec dix mille hom­mes; mais il fut repoussé par le général Habert. Au lieu de se replier sur Tarragone, il entra à Tortose, se renforça de la garnison de cette place, et, le 3 août, il sortit avec impétuosité de la tête de pont contre les troupes du blocus qui, surprises, se retirèrent en désordre; mais bientôt O’Donell, menacé sur ses flancs par le général Laval, fut obligé de rentrer, avec une perte d'un grand nombre d'hommes tués ou blessés et de deux cents prisonniers.

On apprit bientôt que le maréchal Macdonald se mettait en marche sur Lérida. Il y arriva, en effet, le 29 août, à la tête de douze mille hommes. Ces troupes campèrent dans la plaine d'Urgel. Le général Suchet, voulant profiter de la présence du septième corps, pressa vivement les travaux de la route pour faire avancer le matériel de siège. Dans les premiers jours de septembre, saisissant le moment où l'Èbre se trouvait grossi, il fit partir de Mequinenza, sur des bateaux, un premier convoi de vingt-six bouches à feu, qui arrivèrent à Xerta, sous la protection d'une division napolitaine du septième corps qui avait pris position à Garcia. Le 6 septembre, le général Harispe prit le commandement de la première division, campée de­vant la tête de pont de Tortose, en remplacement du général Laval, atteint d'une maladie mortelle. L’armée de Valence menaçant toujours les troupes de blocus, une partie de la brigade Montmarie fut réunie aux troupes que commandait le général Boussard, à Uldecona. Le général Musnier vint pren­dre le commandement de ce corps d'observation ; il fut remplacé, à Saragosse, par le général Paris.

Tout l'attirail de siège était réuni à Mequinenza, bouches à feu, gabions, fascines, etc. ; très difficile était de le transporter devant Tortose. Vers la fin du mois de septembre, on essaya de mettre à flot un second convoi d'artillerie; mais les eaux étaient si basses qu'on dut y renoncer. Il fallut avoir recours à la voie de terre, bien que des bateaux eussent pu amener en trois jours ce que quinze à dix-huit cents chevaux ne pouvaient traîner en un mois.  Les Catalans et les Valenciens ayant attaqué un convoi, le 29 septembre, dans le défilé de las Armas, ils furent repoussés par l'escorte, et rien ne fut perdu.

Les mois de septembre et d'octobre se passèrent ainsi. On attendait impatiemment une crue d'eau pour suppléer à l'insuffisance des transports par terre, et l'on se préparait à compléter le blocus et à commencer le siège, lorsque le maréchal Macdonald, laissant l'armée d'Aragon à ses propres forces, crut devoir accourir au secours de la haute Catalogne. O'Donell, en son absence, avait enlevé la brigade du général Schwartz, campée à la Bisbal, près de Girone, et ce coup hardi avait ranimé le courage des Catalans. Ils battaient de nouveau la campagne, interceptant toutes les communications. Cependant un grand convoi était préparé depuis longtemps à Girone, pour ravitailler Barcelone, et il était indispensable de l'escorter pour qu'il pût arriver à sa destination.

Le départ du septième corps laissa le troisième dans une cruelle position. Enchaîné par la néces­sité de défendre la portion de l'équipage de siège arrivée devant Tortose, sans pouvoir le retirer ou s'en servir pour attaquer immédiatement la place; obligé de faire face de tout côté à l'ennemi, et de protéger ses communications et ses convois contre les nombreuses bandes d'une population hostile, le général Suchet dut ajourner tout espoir de con­quête pour ne songer qu'à se défendre.

Le premier novembre, après une longue at­tente, les eaux de l'Èbre s'élevèrent subitement. On s'empressa d'en profiter et d'embarquer tout ce qui restait à Mequinenza de l'attirail destiné au siège. Dix-sept barques partirent le 3, à six heures du matin, escortées sur l’une et l'autre rive. Bientôt la rapidité du fleuve, malgré tout ce qu'on put faire pour ralentir la marche du convoi, lui fit de­vancer son escorte. Au-dessous de Ribaroya, il fut attaqué par sept cents Espagnols, dans un étroit défilé. Forcé de s'échouer, il se jeta sur la rive droite; mais deux bateaux furent entraînés par la force du courant et tombèrent au pouvoir de l'en­nemi. Quelques jours après, la baisse des eaux compromit de nouveau ce convoi que les Espagnols harcelaient sans cesse. Le général Abbé s'avança avec des renforts, et, de concert avec le général Habert, il tint l'ennemi écarté du fleuve, ce qui permit au convoi d'arriver à sa destination, après avoir toutefois perdu encore deux bateaux au barrage de Flis.

L'artillerie et le génie étaient enfin parvenus à réunir à Xerta, tant par terre que par eau, tout ce qui leur était nécessaire, et l’on se trouvait en mesure de commencer le siège. Mais le maréchal Macdonald, dont le secours était indispensable, n'était pas encore arrivé. Dans la vue de seconder l'approche de ce maréchal, le général Suchet fit attaquer, le 19 novembre, la division espagnole qui se trouvait à Falset. L'ennemi battu se retira, laissant sur le terrain une cinquantaine de morts : on lui prit trois cents hommes, au nombre desquels se trouvait le brigadier Garcia Navarro.

Le 26 novembre, le général Bassecourt s'étant avancé sur la Cénia, avec huit mille hommes d'in­fanterie et huit cents chevaux de l'armée de Va­lence, attaqua le corps d'observation du général Musnier, à Uldecona, et chercha à le tourner par Alcanar, tandis qu'une flottille de 27 canonnières, sortie de Péniscola, menaçait le poste de la Rapita à l'embouchure de l'Èbre, et que la garnison de Tortose faisait des démonstrations vers Amposta. Bassecourt fut vivement repoussé, et perdit douze cents hommes, sabrés, tués ou noyés, et deux mille huit cents prisonniers. Il se réfugia à Péniscola, où revint aussi sa flottille qui, après s'être présentée à la Rapita, se retira sans oser débar­quer les troupes qu'elle avait à bord.

Le 27 novembre, treize barques chargées de grain partirent de Mequinenza et descendirent l'Èbre, pour alimenter les magasins de Mora, destinés au septième corps. Les détachements de l'escorte l'avaient devancé dans la crainte de ne pouvoir le suivre, et, à son départ, il n'était protégé sur la rive gauche que par une soixantaine d'hommes de la garnison de Mequinenza. Six cents Espagnols enlevèrent ce détachement; mais les ba­teaux s'échouèrent sur la rive opposée, des renforts arrivèrent, et le convoi fut sauvé.

Enfin, après une longue attente, le général Suchet vit arriver le moment où son armée, réunie depuis six mois devant Tortose, pourrait en com­mencer le siège. Le maréchal Macdonald, ayant pourvu à la défense de la haute Catalogne, et fait entrer un convoi considérable à Barcelone, s'ap­procha du bas Èbre, à la tête de quinze mille hommes, et le 13 décembre il se mit en communication avec l'armée d'Aragon.

Le général Suchet, rassuré désormais contre les entreprises des Catalans, par la position du septième corps sur la rive gauche de l'Èbre, put compléter le blocus de Tortose. Laissant sur la rive droite le général Musnier à Uldecona, pour observer et contenir l'armée de Valence, et le gé­néral Abbé, avec cinq bataillons, devant la tête de pont de Tortose, il déboucha le 15 de la tête de pont de Xerta, où il avait rassemblé douze bataillons sous les ordres du général Harispe. Cette colonne suivit la route qui longe la rive gauche au pied des montagnes d'Alba, et s'avança jusqu'à portée de canon de la place. L'investissement eut lieu aussitôt et fut complété le soir même jusqu'au bas Èbre, malgré les montagnes affreuses qu'on eut à traverser. La garnison n'opposa de résistance qu'au col d'Alba, où le détachement chargé de défendre ce col, attaqué vivement dès le matin par le général Habert, n'eut que le temps de rentrer dans la place. On profita de divers couverts qu'of­frait un terrain accidenté et bouleversé, pour rap­procher les camps des ouvrages et diminuer par ce moyen le circuit du blocus. Le cent dix-septième occupait la droite; son colonel profita habilement d'un revers de terrain pour se camper à l'abri des feux de la place, à quatre cents mètres de l'ou­vrage à cornes des tenailles; cette position ne laissait plus à l'assiégé aucun champ libre pour faire des sorties sur le haut Èbre. Le cinquième léger et le cent seizième de ligne furent placés au centre, et la gauche fut occupée par le quarante-quatrième régiment et le deuxième de la Vistule.

Dans la nuit, on établit sur l'Èbre un pont vo­lant en amont de la place et deux en aval, et l'on commença sur l'une et l'autre rive des têtes de pont destinées à les couvrir.

 
Déroulement de la bataille
 
Journées des 16, 17 et 18 décembre 1810
 
Elles furent employées à asseoir les camps et à pousser des reconnaissances sur les divers fronts de la place.Les officiers du génie, sous les ordres du général Rogniat, s'occupèrent à reconnaître les ouvrages et à figurer le terrain.
 
La place de Tortose est adossée aux montagnes d'Alba, sur la rive gauche de l'Èbre. Une partie de la ville s'élève sur un contre-fort de granit de soixante mètres de haut, qui descend jusqu'au bord du fleuve. Du côté sud, les deux bastions Saint-Pierre B et Saint-Jean D sont unis par une courtine non terrassée. La demi-lune du temple C, qui se trouve en avant, est plongée et enfilée des hauteurs voisines, à trois cents mètres de distance. L'en­ceinte s'élève ensuite sur un plateau de rocher où sont situés les bastions des Croix, de Saint-Pie et des Carmes. En avant se trouve le fort d'Orléans, qui se compose d'une lunette à laquelle est joint sur la droite un ouvrage irrégulier qui plonge et prend des revers sur la plaine du bas Èbre. À partir du bastion des Carmes, le mur d'enceinte descend dans un profond ravin et va se rattacher à un rocher escarpé et dominant, sur lequel est situé le château qui sert de citadelle à la ville. L'espace de deux cents mètres qui reste entre le château et le fleuve est fermé par le front MM. Tout ce côté, depuis le bastion des Carmes jusqu'au faubourg et à l'Èbre, est précédé d'une autre enceinte dont quelques parties seulement sont terrassées. Les approches du château sont défendues par les ouvrages K et R qui se lient à la première enceinte. En outre le côté nord est protégé par l'ouvrage à cornes des tenailles, qui occupe la hauteur au-delà du faubourg, dominant à la fois le plateau et la plaine. La ville communique avec la rive droite, au moyen d'un pont de bateaux, couvert par une tête de pont à l'abri d'insulte.
 
Toutes ces fortifications étaient en bon état, ar­mées de cent soixante-dix bouches à feu et défendues par une garnison de onze mille hommes, sous les ordres du maréchal de camp Lilli, comte d'Alacha, gouverneur. La ville comptait environ dix mille habitants. Cette population était livrée à une exaltation extraordinaire et concourait avec la garnison à la défense de la place. Elle avait vu sans se plaindre, et même avec empressement abattre un faubourg, et plus de dix mille pieds d'oliviers ou de caroubiers, qui formaient la principale richesse de la ville, isolée en quelque sorte au milieu d'un désert.
 
Lors du siège de 1708, la place fut prise par le bastion Saint-Pie. Quoique le fort d'Orléans n'existât pas à cette époque, le siège fut long et meur­trier, parce que le terrain ne présente sur les hau­teurs qu'un sol rocailleux très difficile à creuser. La construction du fort d'Orléans avait renforcé ce point, où les travaux de siège auraient été d'autant plus difficiles à exécuter qu'on avait enlevé jusqu'au roc vif le peu de terre qui se trouvait aux environs. En cheminant au contraire dans la plaine contre le demi-bastion Saint-Pierre B, qui s'appuie au bas Èbre, on évitait le mauvais terrain et l'on trouvait un sol facile à remuer. Ce demi-bastion, plongé ainsi que la demi-lune voisine du haut du plateau d'Orléans, formait une saillie qu'il était facile d'envelopper de feux. Sa face droite n'était protégée que par un très-petit flanc en maçonnerie, qu'il était aisé de miner de la rive droite. C'était évidemment le point faible de la place; et, pour en approcher facilement, il suffisait d'occuper préalablement le plateau d'Orléans, d'où l'as­siégé aurait pu écharper et enfiler les tranchées de la plaine. Le commandant du génie rédigea un projet d'attaque, qui fut adopté par le général en chef. Le parc du génie se trouvant approvisionné de huit mille gabions et d'un très grand nombre de fascines, on fit aussitôt des dispositions pour ouvrir la tranchée.
 
Le 19 décembre 1810
 
On chassa l'ennemi du plateau qui s'étend en avant du fort d'Orléans, où déjà il avait ébauché un ouvrage. Comme il était indispensable de s'établir solidement sur le plateau avant de se hasarder dans la plaine, et qu'il était utile de donner le change à l'ennemi sur le véritable point d'attaque, le chef de bataillon du génie Plagniol, avec cinq cents travailleurs, soutenus par quatre cents grenadiers, ouvrit le soir même une parallèle à la sape volante, devant le fort d'Orléans, à cent soixante mètres du chemin couvert. On rencontra le roc vif sur plusieurs points; il fallut employer le mineur et apporter des terres pour se couvrir. Au jour ce travail était imparfait; les parapets n'avaient pas assez d'épaisseur, et les boulets ennemis enlevaient les sacs à terre et les gabions. Cependant on se maintint dans la plus grande partie de la tranchée. Cette opération fit honneur à l'énergie du chef de bataillon Plagniol. Le capitaine du génie Séa, jeune officier rempli d'instruction, fut tué d'une balle à la tête. On perdit aussi plusieurs soldats.
 
La nuit, du 20 au 21 décembre 1810
 

Tout étant prêt pour l'ouverture de la tranchée contre le demi-bastion Saint-Pierre B, deux mille trois cents travailleurs furent commandés à cet effet, et distribués aux officiers du génie de service. Le général de brigade Abbé fut chargé de les couvrir avec vingt compagnies d'élite. Le comman­dant du génie comptait faire ouvrir la parallèle à en­viron deux cent quarante mètres de la place; mais la négligence de l'assiégé, qui n'avait placé aucun poste en avant de son chemin couvert, l'obscurité de la nuit, et un vent impétueux qui empêchait de rien entendre, lui donnèrent la facilité de s'établir à cent soixante-dix mètres seulement des places d'armes saillantes du demi-bastion Saint-Pierre B et de la demi-lune C. La parallèle s'étendit depuis le fleuve jusqu'au pied du plateau d'Orléans, sur une longueur d'environ cinq cents mètres. On commença en même temps deux communications pour y arriver à couvert, l'une sur la droite, de trois cent soixante mètres de longueur, partant du ravin des Capucins qui forme un couvert aux vues de la place, l'autre sur la gauche, tracée en ligne droite dans la plaine, sur une longueur de sept cent soixante mètres : elles furent exécutées par seize cents travailleurs, sous la conduite du chef de bataillon du génie Henri, commandant l'attaque du centre.

Ces tranchées, d'une simplicité hardie, exécutées dans des circonstances favorables qu'on sut habilement mettre à profit au moment même, eurent pour résultat d'abréger les approches de la place, et de resserrer l'ennemi de manière à lui ôter la possibilité de faire de grandes sorties avec quelque apparence de succès.

Les cheminements dirigés contre le demi-bastion Saint-Pierre devaient s'étendre sur la rive droite du fleuve, pour contenir les tentatives que l'ennemi aurait pu faire en débouchant de la tête de pont, et aussi pour appuyer les bat­teries qui, avec celles de la rive gauche, devaient battre le demi-bastion d'attaque. Dans ce but, le chef de bataillon du génie Chulliot ouvrit sur la rive droite, avec quatre cents travailleurs, une pa­rallèle en face du demi-bastion Saint-Pierre et à trois cents mètres de la tête de pont, avec une communication en arrière. Trois cents travailleurs furent en même temps occupés à perfectionner la parallèle commencée la veille devant le fort d'Orléans. On y fit des communications; on y apporta de la terre pour épaissir les parapets, et des sapeurs continuèrent à y pétarder le rocher.

Les travaux continuèrent toute la nuit fort tranquillement, sans être découverts; mais, lors­qu'au jour l'ennemi s'aperçut que la parallèle était si rapprochée de la place, il fit un feu violent de toutes ses pièces qui avaient action sur elle; comme nous étions partout à couvert, il nous fit peu de mal. Il tenta alors une sortie contre l'attaque principale ; mais, obligé de défiler par des barriè­res étroites et de se former en bataille sur la crête du glacis, il fut écrasé par les feux de la parallèle avant même de pouvoir se porter en avant. Arrêté de front par cette parallèle, plongé par la parallèle du plateau d'Orléans, et pris de revers par celle de la rive droite, il fut contraint de se retirer. À l'attaque d'Orléans, il parvint néanmoins à raser par ses boulets une partie du parapet eu terre rapportée de la parallèle, et força les travailleurs de l'abandonner.

 
Nuit du 21 au 22 décembre 1810
 

On prolongea la parallèle du fort d'Orléans de cent mètres sur la droite, jusqu'à un pli de terrain qui servit de communication. On répara le dégât occasionné par l'artillerie ennemie et l'on perfectionna le reste de la parallèle.

On acheva la parallèle du centre. La grande communication de la plaine fut prolongée en ar­rière de cinq cents mètres, pour aboutir aux camps. Cette belle communication s'étendait en ligne droite sur une longueur de près de treize cents mètres. La parallèle de la rive droite fut continuée à la gauche sur une longueur de quatre-vingts mètres, afin de mieux embrasser la tête de pont; on perfectionna aussi ses communications.

Au jour, l'ennemi fit un feu très-vif, et nous eûmes quelques hommes de tués et de blessés par les obus qu'il faisait ricocher et rouler dans la tranchée. La parallèle fut garnie de créneaux en sacs à terre, derrière lesquels on plaça les meilleurs tirailleurs pour ajuster les canonnièrs ennemis au moment où ils chargeaient leurs pièces.

 
Nuit du 22 au 23 décembre 1810
 

La parallèle du fort d'Orléans étant en grande partie achevée, on en déboucha sur la gauche, à la sape volante, par un boyau de cinquante mètres, terminé par une amorce de deuxième parallèle, tracée sur le bord du ravin. On tenta de faire un second cheminement sur la droite, mais ou y trouva le roc vif, et l’on fut obligé d'aller chercher des terres fort loin. Au jour, ces travaux étaient si peu avancés que le canon de l'ennemi nous força d'en abandonner une partie.

À l'attaque principale, on ouvrit deux cheminements en avant de la première parallèle, l'un sur la capitale la demi-lune C, où l'on s'avança d'environ soixante mètres, l'autre sur le demi-bastion Saint-Pierre B, qui fut poussé jusqu'à quatre vingts mètres de la place d'armes. L'assiégé apercevant les travailleurs à la lueur des pots à feu qu'il lançait, fit un feu vif de mousqueterie et de mitraille. Il fallut ramener les ouvriers au travail à quatre reprises différentes.

L'artillerie commença neuf batteries, savoir :

Le n°2, de deux pièces de 24, deux de 16 et deux obusiers de six pouces, devant battre de plein fouet la face gauche de la demi-lune C, et enfiler la face droite.

Le n°3, de quatre mortiers de dix pouces, ayant pour objet d'écraser de bombes le fort d'Orléans et les ouvrages de la place qui pouvaient inco­moder le plus les attaques.

Le n°4, de quatre mortiers de douze pouces et de deux obusiers de six pouces, devant tirer sur le bastion Saint-Jean D, et sur le château.

Le n°5, de quatre pièces de 24, destiné à bat­tre de plein fouet la face gauche du demi-bastion Saint-Pierre, et ricocher sa face droite.

Le n°6, de quatre pièces de 16, devant ricocher la face gauche de la demi-lune C, battre de plein fouet la face droite, et ouvrir la portion de la courtine non terrassée, vue delà trouée, qui existait entre le demi-bastion et la demi-lune.

Le n°7, de deux obusiers de huit pouces, de­vant enfiler les ouvrages de la place situés le long de la rivière, et battre la gorge de la tête de pont.

Le n 8, de quatre mortiers de huit pouces, des­tiné à prendre de revers par ses bombes le front d'attaque.

Le n°9, de trois pièces de 24 et de deux obusiers de six pouces, devant éteindre les feux de la face droite du demi-bastion Saint-Pierre, et ruiner son parapet.

Le n°10, de six pièces de 12, et de deux mortiers de six pouces, ayant deux faces, l'une de deux pièces et deux mortiers, afin de couper le pont de bateaux et battre la gorge de la tête de pont, l'autre de quatre pièces, pour détruire le mur en retour, flanquant la face droite du demi-bastion Saint-Pierre, et pour battre le mur terrassé qui bordait le quai.

 
23 décembre 1810
 
Au jour, l'ennemi fit une vive canonnade, mais avec un faible succès. On perfectionna les travaux entrepris pendant la nuit.
 
Nuit du 23 au 24 décembre 1810
 

Au début de la nuit, l'ennemi, après avoir fait un feu très vif, tenta de sortir sur plusieurs points. Il parvint à disperser les travailleurs de l'attaque d'Orléans, où, par cette raison, on ne fit presque rien.

Au centre, on continua à la sape volante les deux cheminements, et l'on amorça, à soixante mètres de la place d'armes du bastion Saint-Pierre, la deuxième parallèle, qui fut tracée un peu obli­quement au chemin couvert, afin de la refuser aux feux plongeants du fort d'Orléans. Les travailleurs du deuxième et du troisième de la Vistule furent admirables par leur sang-froid et leur courage. Dirigés par les officiers du génie Henri et Foucauld, ils repoussèrent eux-mêmes les sorties, et ne furent pas ébranlés par une grêle de projectiles que l'ennemi ne cessa de lancer sur eux.

L'assiégé fit de sa tête de pont une sortie, qui fut promptement repoussée. On commença une redoute pour appuyer la gauche de la pa­rallèle de la rive droite, qui était exposée à être tournée.

 
24 décembre 1810
 
Au jour, l'ennemi reprit son feu avec une nouvelle activité. Il tirait de mille à douze cents coups en vingt-quatre heures, et nous faisait perdre journellement de vingt à trente hommes.
 
Nuit du 24 au 25 décembre 1810
 

On rendit praticable la tranchée ouverte en avant de la parallèle du fort d'Orléans, ainsi que le couronnement du ravin, lequel fut prolongé de cinquante mètres au moyen d'un double rang de gabions.

Au centre, on compléta à la sape volante la deuxième parallèle entre les deux amorces commencées la veille, et on la prolongea de cinquante mètres sur la droite.

 
25 décembre 1810
 
Au jour, l'ennemi fit en vain un feu de bataille toute la matinée, pour chasser nos travailleurs qui, sur tous les points, conservèrent leurs postes.
 
Nuit du 25 au 26 décembre 1810
 

A onze heures du soir, l'ennemi, soutenu par un grand feu de la place, fit une sortie contre la deuxième parallèle de l'attaque de Saint-Pierre. Il fut arrêté par le quarante-quatrième régiment, de garde à la tranchée, et obligé de rentrer dans la place. Pour se venger de cet échec, il reprit son feu avec une nouvelle activité, et dirigea sur nos tranchées une grêle de mitraille, de grenades et de pierres, jusqu'à une heure du matin, où il tenta une nouvelle sortie. Mais, resserré par nos parallèles, il ne put se développer. Il fut repoussé par les gardes de tranchée et les travailleurs, et obligé de se retirer. On profita de ce succès pour pousser en avant les cheminements. Le capitaine du génie Ponssin, débouchant à la sape pleine de la deuxième parallèle, chemina sur la place d'armes du demi-bastion Saint-Pierre, et parvint à vingt-quatre mètres des palissades. On se rapprocha aussi de la demi-lune par une sape double et traversée, afin de se couvrir à la fois de la place d'armes saillante de Saint-Pierre et du fort d'Orléans.

À l'attaque d'Orléans, on prolongea la deuxième parallèle jusqu'au revers du plateau, afin de plonger le ravin, et l'on continua à s'approfondir dans le rocher.

Sur la rive de l'Èbre, on acheva les communications et la redoute entreprise à la gauche de la parallèle.

 
26 décembre 1810
 
Au jour, le feu de l'ennemi fut moins vif que de coutume. Nos parallèles avaient été garnies de tirailleurs bien couverts qui, par leur feu non interrompu, incommodaient beaucoup les canonniers espagnols, nuisaient à la justesse de leur tir, et les forçaient souvent à masquer leurs embrasures.
 
Nuit du 26 au 27 décembre 1810
 

On prolongea la deuxième parallèle du fort d'Orléans sur la droite, afin de voir la naissance du ravin.

On continuait, à la sape pleine, le cheminement dirigé sur la place d'armes du demi-bastion Saint-Pierre, lorsque l'ennemi, après avoir lancé des grenades du saillant de cette place d'armes, franchit tout à coup les palissades du chemin cou­vert, fond sur la tête de la sape et disperse nos travailleurs; mais les sapeurs, restant inébran­lables, combattent à la baïonnette jusqu'à ce qu'ils tombent morts ou blessés, et donnent ainsi le temps au capitaine du génie Foucauld d'accourir avec une réserve. A leur tour, les assail­lants sont mis en fuite; on les poursuit dans la place d'armes d'où on les chasse, et nos sapeurs, profitant de ce moment de succès, se hâtent de couronner la crête du chemin couvert. Le capitaine Foucauld est atteint d'une balle à la tête, le lieu­tenant du génie Lemercier a le bras traversé, deux officiers et vingt-cinq soldats d'infanterie sont tués et plusieurs autres sont blessés; néanmoins le couronnement s'achève, et l'assiégé est chassé pour toujours de la place d'armes. On poussa également très loin le cheminement entrepris contre la demi-lune.

Les Espagnols étaient stupéfaits de la rapidité de nos travaux; en effet, le couronnement du chemin couvert du corps de place, fait la septième nuit de tranchée ouverte, avant d'avoir tiré un seul coup de canon, est un exemple bien rare dans l'histoire des sièges. Cependant il était instant que nos batteries ouvrissent leur feu pour ralentir celui de la place; car nos têtes de sape, bouleversées de jour à coups de canon, ne pouvaient cheminer que la nuit, ce qui nous faisait perdre un temps précieux.

 
27 décembre 1810
 

Au jour, l'artillerie de la place tourmenta tellement nos têtes de sape, qu'il fallut en retirer les travailleurs; on se borna à perfectionner les par­ties commencées. Les tirailleurs placés dans les parallèles continuèrent à tirer sur les canonniers espagnols, lorsqu'ils se présentaient aux embrasures.

Le général Valée fit commencer la batterie n° 1, de quatre pièces de 24, sur la crête du plateau d'Orléans, et à cent quarante mètres de l'avancée du fort, afin de battre en brèche cet ouvrage. Il pressa l'achèvement des autres batteries commencées le 22, principalement celles du plateau d'Orléans, où un terrain rocailleux rendait les travaux très pénibles.

 
Nuit du 27 au 28 décembre 1810
 
On continua d'approfondir et d'élargir sur le plateau d'Orléans les tranchées que la dureté d'un sol de roc rendait difficiles à terminer. Le couronnement de la place d'armes saillante de Saint-Pierre fut continué sous un feu vif de mousqueterie. On prolongea de vingt mètres le cheminement de la demi-lune, et l'on amorça une demi-place d'armes pour soutenir la tête de ce cheminement, qui commençait à s'éloigner de la seconde parallèle.
 
28 décembre 1810
 

Au jour, les assiégés qui se préparaient à faire une sortie générale pour détruire nos batteries avant qu'elles commençassent à jouer, dirigèrent pendant plusieurs heures de toutes les parties de la place ayant vue sur les attaques, un feu de bataille qui nous fit perdre le capitaine du génie Ponssin et quelques soldats. À quatre heures du soir, ils sortirent par la porte del Bastro au nombre de trois mille hommes, et se développèrent sur la droite des tranchées du plateau d'Orléans. En même temps, une autre colonne déboucha sur le couronnement du chemin couvert de la place d'armes Saint-Pierre. Le lieutenant du génie Jacquand qui se trouvait sur ce dernier point, fit, à la tête de quelques sapeurs, de vains efforts pour repousser l'ennemi. Ce jeune et brave officier succomba sous le nombre, percé de coups de baïonettes. Le logement fut enlevé, et quelques Espagnols parvinrent même jusqu'à la deuxième parallèle. Mais bientôt, le général Abbé, qui était de tranchée, accourt à la tête d'une réserve du quarante-quatrième, rallie les troupes de tranchée, chasse les assaillants, qu'il poursuit l'épée dans les reins, et rentre dans le couronnement de lu place d'armes.

Tandis que ceci se passait au centre, le général Habert arrivait par la droite à la tête des compagnies d'élite du cinquième régiment léger, et du cent seizième de ligne. Il se précipite sans hésiter sur le flanc des Espagnols sortis par la porte del Bastro, les culbute avant qu'ils aient le temps de se former, et les force de se retirer dans le plus grand désordre. Le capitaine de grenadiers Bugeaud du seizième et le capitaine du génie Guillemain se firent remarquer par leur intrépidité. Cette sanglante sortie coûta quatre cents hommes à l'ennemi. Pendant le peu de temps qu'il avait occupé nos tranchées, il s'était hâté de mettre le feu à nos gabions, et il avait bouleversé quelques por­tions de travaux, principalement dans le couron­nement de la place d'armes.

 
Nuit du 28 au 29 décembre 1810
 

Cette nuit fut consacrée à réparer le dégât occasionnés par l'ennemi. À l'attaque du centre, on n'avait encore qu'une communication pour parvenir au couronnement de la place d'armes Saint-Pierre ; le commandant du génie jugea qu'il était prudent, en cas d'accident, d'en avoir une seconde, et la fit exécuter cette nuit même. Le cheminement dirigé en sape de bout sur la capitale de la demi-lune se trouvait arrivé à quarante-huit mètres de la place d'armes saillante de cet ouvrage; on jugea inutile de le pousser plus avant, puisqu'on ne se proposait pas d'enlever la demi-lune.

On ouvrit alors à la tête de ce cheminement une portion de troisième parallèle, dirigée vers le couronnement de la place d'armes Saint-Pierre, afin de protéger la droite de ce couronnement contre les sorties qu'aurait pu faire l'ennemi en débouchant du chemin couvert de la demi-lune.

On jugea inutile de pousser plus avant la fausse attaque du fort d'Orléans, dont les travaux avaient désormais atteint leur but, celui de protéger efficacement la droite de l'attaque principale.

 
29 décembre 1810
 
Notre artillerie ayant achevé l'armement de ses batteries, commença à la pointe du jour à tonner contre la ville avec quarante-cinq bouches à feu réparties dans les batteries n° 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10. Dès dix heures du matin, elle avait pris une supériorité bien marquée sur celle de l'ennemi. Les batteries n° 1 et 3 agirent contre le fort d'Orléans où la brèche fut commencée. Le bastion Saint-Jean D, écrasé par la batterie n° 4, ne conserva qu'une pièce en état de tirer. La bat­terie n° 5 força la demi-lune C à suspendre son tir, et la batterie n° 6 commença la brèche à la courtine, en arrière de cette demi-lune. Les batteries n° 5, 8 et 9 réduisirent au silence les pièces du demi-bastion Saint-Pierre B, et les batteries n° 7 et 8, dirigées contre la tête de pont, parvin­rent à couler cinq bateaux du pont, dont le tablier flotta sur l'eau sans se désunir, ce qui permit encore le passage aux hommes isolés. L'ennemi réu­nit sur les batteries n° 8, 9 et 10 de la rive droite tous les feux du château, du quai et de la tête de pont; mais, comme elles étaient solidement cons­truites, elles résistèrent
 
Nuit du 29 au 30 décembre 1810
 
À l'attaque du centre, on fit un logement de quarante mètres dans le terre-plein de la place d'armes Saint-Pierre, et deux descentes pour y communiquer du couronnement du chemin couvert, afin que si quelque accident venait à interrompre le passage de l'une, l'autre pût servir. On acheva la troisième parallèle qui liait l'attaque de la demi-lune à celle du demi-bastion Saint-Pierre, et nous garantissait contre les sorties.
 
30 décembre 1810
 
Au jour, notre artillerie reprit son feu, et fit taire presque toutes les pièces que l'ennemi avait rétablies pendant la nuit sur le front d'attaque. Le fort d'Orléans fut réduit au silence, et la batterie n° 6 continua la brèche commencée à la courtine en arrière de la demi-lune C. Cette brèche était impraticable, parce qu'on ne pouvait y arriver sous les feux des flancs collatéraux, et que d'ailleurs l'escarpe, en partie couverte par le glacis, n'était pas vue assez bas; mais elle devait inquiéter l'assiégé par une diversion au moment où l'on donnerait l'assaut à la brèche principale qu'on se proposait d'ouvrir à la face droite du demi-bastion Saint-Pierre B. Nos artilleurs parvinrent à dé­tacher entièrement le tablier du pont de bateaux qui servait encore à l'assiégé pour communiquer à la tête de pont. On traça sur la rive droite une nouvelle batterie n° 11, de deux mortiers de dix pouces, destinée à bombarder la ville et le château.
 
Nuit du 30 au 31 décembre 1810
 
On étendit le logement commencé la veille dans la place d'armes Saint-Pierre, et l'on couronna la contrescarpe du fossé de la longue branche du demi-bastion par un logement qui, partant de l'extrémité gauche de la troisième parallèle, s'étendit jusqu'au fossé du flanc. On reconnut en même temps qu'à partir de l'arrondissement du saillant, cette contrescarpe n'était pas revêtue. Nous essayâmes aussitôt de mettre à profit cette circonstance pour ébaucher une descente et un passage de fossé, afin d'attacher cette nuit même le mineur au pied de l'escarpe du demi-bastion. Mais l'ennemi fit un feu tellement vif de deux pièces placées sur le mur de flanc qui battait le fossé de la longue branche du rempart, que nos sapeurs furent obligés de se retirer du fossé, en abandonnant les gabions qu'ils avaient déjà placés, et que l'ennemi ne tarda pas à brûler au moyen de fascines goudronnées. Nous nous bornâmes alors à consolider notre logement sur la contrescarpe.
 
31 décembre 1810
 

Au jour, la batterie n° 11 étant achevée joignit son feu à celui des autres batteries, qui continuèrent à tirer en ralentissant beaucoup leur feu au­quel les assiégés ne répondaient plus. Nous nous aperçûmes que l'assiégé avait abandonné sa tête de pont, ne pouvant plus y communiquer que très difficilement. Nous occupâmes cet ouvrage où nous trouvâmes trois pièces de canon.

Il était bien important d’éteindre le feu des deux pièces que l'ennemi avait sur le flanc de la branche droite du demi-bastion Saint-Pierre B. Nos batte­ries de la rive droite réunirent leur feu sur ces pièces et parvinrent à les démonter; elles ruinèrent aussi le flanc, qui désormais ne put défendre le fossé du demi-bastion que par quelques coups de fusil. Nous pûmes alors achever en plein jour la descente du fossé commencée dans la nuit; nous fîmes le passage du fossé, et nous parvînmes jus­qu'au pied du revêtement d'escarpe de la branche droite du demi-bastion, où, après avoir dressé contre le mur un blindage incliné, formé de pièces de bois recouvertes en fer blanc, nos mineurs commencèrent à percer la muraille. Nous eûmes, dans cette opération délicate, deux mineurs de tués.

 
Nuit du 31 décembre 1810 au 1er janvier 1811
 

On consolida l'épaulement et le passage du fossé ébauchés la veille. Le mineur continua de travailler à l'escarpe; mais il n'avançait que bien lentement, quoiqu'on le relevât toutes les demi-heures: la maçonnerie était tellement dure qu'on ne pouvait l'entamer qu'au ciseau. Le capitaine du génie Hudry, officier rempli de mérite, fut tué d'une balle à la tête. À l'entrée de la nuit, l'artillerie commença au bord de la contrescarpe la batterie n° ta de quatre pièces de 24, destinée à battre en brèche la face droite du demi-bastion Saint-Pierre B.

Nous nous logeâmes dans le terre-plein de la place d'armes rentrante de la demi-lune C, afin de pouvoir, au moment de l'assaut du demi-bastion Saint-Pierre, utiliser aussi la brèche de la courtine, qui, quoique peu praticable, permettait cependant d'inquiéter l'ennemi. Nous fîmes sur la rive droite une communication pour arriver à couvert à la tête de pont que nous occupions depuis la veille.

 
1er janvier 1811
 
L'ennemi était effrayé du travail de nos mineurs, et son imagination épouvantée lui représentait déjà des feux souterrains prêts à l'engloutir ; il se décida à abandonner presque entièrement le demi-bastion Saint-Pierre B. À dix heures, il arbora le drapeau blanc pour faire cesser le feu, et il envoya en parlementaire deux officiers qui furent conduits auprès du général Suchet. Les officiers demandèrent une suspension d'armes de quinze jours, promettant qu'après ce terme la place se rendrait si elle n'était pas secourue, pourvu toutefois qu'il fût permis à la garnison de rentrer à Tarragone avec armes et bagages et quatre pièces de canon. Le général Suchet repoussa ces propositions et fit accompagner dans la place les deux officiers espagnols par son chef d'état-major, l'adjudant-commandant Saint-Cyr Nugues, qui fut chargé de proposer au gouverneur et au conseil de défense les conditions d'une capitulation admissible. Le colonel Saint-Cyr Nugues ne rentra au camp que dans la nuit, sans avoir pu décider le gouverneur à une réponse décisive. Le feu recommença, à dix heures du soir, de toutes nos batteries de mortiers et d'obusiers.
 
Nuit du 1er au 2 janvier 1811
 
Tous nos remuements de terre étaient terminés, et nous n'attendions que l'effet de la batterie de brèche et de la mine pour donner l'assaut. Le mineur continuait son travail aussi vite que le lui permettait la dureté de la maçonnerie. De son côté, l'artillerie, animée d'une louable émulation, achevait sa batterie de brèche avec une admirable promptitude, l'armait de quatre pièces de 24, et l'approvisionnait à trois cents coups par pièce. Au jour, cette batterie, qui ne se trouvait qu'à vingt mètres de la muraille, était prête à tirer, tandis que le mineur, quoique travaillant depuis deux jours, n'avait pu encore s'enfoncer que de dix-huit pouces dans la maçonnerie. Elle ouvrit aussitôt son feu avec une vivacité extraordinaire, que les canonniers renouvelés toutes les deux heures ne laissèrent pas ralentir; et à une heure après-midi, l'escarpe était déjà sapée et en partie ouverte. Notre tir redouble d'activité, la brèche s'élargit, les terres s'éboulent, et vers quatre heures du soir, la brèche est praticable pour douze hommes de front. La brèche de la courtine, dont on se proposait de profiter pour faire une diversion, était aussi fort avancée. Le général Suchet com­manda les troupes pour l'assaut.
 
2 janvier 1811
 

Cependant, dès le matin, on voyait flotter trois pavillons blancs sur la ville et sur le château, mais comme le gouverneur avait abusé la veille de ce moyen pour faire des propositions inadmissibles, le feu continua, les parlementaires fu­rent renvoyés dans la place, et le général Suchet exigea, comme condition préalable de tout arran­gement, que l'un des forts lui fût livré sur le champ.

L'hésitation des assiégés indiquait une situa­tion peu naturelle. Le gouverneur fit dire qu'il n'était pas sûr de l'obéissance de sa garnison. Les liens de la discipline paraissant rompus ou près de se rompre, sans qu'aucune capitulation n’eut encore été signée, le général Suchet prit une de ces résolutions hardies que le moment inspire et que le succès justifie. Accompagné des généraux et officiers de son état-major et suivi par une seule compagnie du cent seizième, il s'approche de l'avancée du château, s'adresse aux sentinelles et leur annonce la fin des hostilités. Il laisse quelques grenadiers avec le premier poste espagnol et pénètre jusque dans le château; il y trouve le gouverneur qui accourait, tout surpris d'une démarche aussi hardie. Le général Suchet prend un ton élevé et se plaint du retard qu'on met à lui livrer un des forts; il annonce qu'il peut à peine retenir ses soldats, brûlant d'impatience de pénétrer par les brèches; il menace de faire passer au fil de l'épée une garnison qui, après avoir demandé à capituler, hésite à le faire, lorsque les lois de la guerre lui en font un devoir, de larges brèches étant ouvertes et les rem­parts près de sauter s'il en donne le signal : pen­dant ce discours, le  général Habert avait fait avancer les grenadiers. Le gouverneur intimidé, interdit, prend le parti de poser les armes. Une courte capitulation est dressée aussitôt et signée sur un affût de canon. Le général Abbé, désigné pour commander la place, fit immédiatement placer des postes aux portes de la ville et sur la brèche; il entra à la tête de six cents grenadiers, et occupa la place, les magasins et les édifices publics.

Le général Suchet vit défiler la garnison qui, après avoir posé les armes, fut dirigée immédiatement sur Xerta, d'où elle fut conduite en France. Elle était encore de neuf mille quatre cent soixante et un hommes. Elle avait perdu environ quatorze cents hommes pendant le siège.

On trouva dans la place cent quatre-vingt deux bouches à feu, trente mille bombes ou boulets, cent cinquante mille kilogrammes de poudre, deux millions de cartouches d'infanterie et du plomb pour en faire un million, dix à onze mille fusils, neuf drapeaux. Les assiégés avaient tiré vingt mille coups de canon.

 
Après le siège
 

Ainsi tomba Tortose, après un siège de treize jours. Cette conquête importante ne nous coûta que quatre cents hommes. Une perte aussi légère et la courte durée du siège sont dues à la bonne direction des travaux, à l'emplacement bien choisi des batteries, à l'heureuse application, en un mot, de cet art que Vauban a eu la gloire d'inventer et de porter à sa perfection dans le cours de sa laborieuse carrière.

Le génie fit un développement de tranchée de six mille quatre cents mètres, et couronna le chemin couvert du bastion la septième nuit; cette opéra­tion, exécutée sous le feu d'une place armée de cent soixante-dix bouches à feu et vaillamment défendue par une garnison de onze mille hommes, sans que l'artillerie assiégeante eût encore tiré un seul coup de canon, est digne de remarque. Les travaux, furent d'ailleurs favorisés par un très beau temps et par des nuits obscures.

L'artillerie ne commença à tirer que le neuvième jour. Elle rendit cependant encore de très-grands services par l'emplacement judicieux de ses pièces et son feu bien dirigé. Elle tira, en cinq jours, près de trois cents coups par pièce. La batterie de brèche fut construite, armée et approvisionnée en trente-six heures, et servie avec tant d'activité qu'elle fit brèche en sept heures, à une distance de vingt mètres, avec trois cents boulets par pièce. Les canonniers furent relevés toutes les six heures pour la construction de la batterie, et toutes les deux heures pour le tir en brèche.

La chute de Tortose fut un coup terrible pour les Espagnols ; ils comptaient que cette place, pour­vue d'une bonne garnison et bien approvisionnée, tiendrait assez longtemps pour que les armées de Catalogne, de Valence et de Murcie, combinant un mouvement général, pussent la secourir et faire lever le siège : la vigueur de nos attaques trompa leur espérance.

Le général Suchet fit aussitôt mettre Tortose en état de défense; il y réunit des approvisionnements, et cette place devint le pivot de ses opérations contre Tarragone et contre Valence.

 
texte extrait du site : http://www.histoire-empire.org/1811/tortosa/tortosa_delmas.htm
 
Le général de division Suchet, commandant le 3ème corps de l'armée d'Espagne, reçoit la capitulation de la ville de Tortosa le 2 janvier 1811, huile sur toile réalisée en 1835 par Jean Charles Joseph Remond